Les transformations numériques concernent toutes les activités et expressions (1) individuelles et collectives, dans les mondes des arts, de la culture et de l’éducation qui retiennent notamment notre attention. Similaires (2), les pratiques de communication et de liaison avec les technologies numériques, sont frappées d’une diversité, qui conduit à organiser l’automatisation de leur traçabilité afin de dégager des stratégies de prédiction et ciblage. Les risques, au delà de la sécurité des données et de la protection de la vie privée (RGPD) (3), concernent les injonctions (visibles et invisibles) à l’acceptabilité sociale de cette traçabilité, et à la créativité (4) pour se distinguer dans ce big data.
Les travaux sur les usages du numérique par les artistes montrent le lien singularités et injonctions à la visibilité pour une reconnaissance professionnelle des artistes du numérique(5). Les études des usages numériques des professionnels et des publics de la culture, en particulier dans les musées (6), montrent également les relations humains/machines pour accéder et donner sens aux contenus patrimoniaux et culturels tant avec Internet qu’avec les applications mobiles, en tant que médiations mais aussi prescriptions, tout comme nous pouvons envisager les prescriptions éducatives. Le numérique dans le monde de l’éducation se déploie depuis de nombreuses années, mais très rapidement et en ligne ces dernières années (crise sanitaire COVID19), engageant des transformations importantes qu’il convient de cerner.
Acteurs historiques de l’institution scolaire, les éditeurs scolaires adoptent une démarche de transposition des produits imprimés vers un format numérique. Le contenu des manuels scolaires numérisés est analogue à celui des manuels imprimés ; l’enrichissement reposant sur l’intégration de contenu multimédia et sur un degré d’interactivité variable selon les choix éditoriaux (Petiot, 2021). Toutefois, les technologies numériques pour l’enseignement sont susceptibles d’être déployées dans d’autres trajectoires que celle de l’éditorialisation par la numérisation. Ainsi, alimentés par les traces numériques des apprenants, « que ce soit lors des inscriptions ou des jurys, dans les environnements numériques d’apprentissage [MOOC ou ENT] ou dans les systèmes de prêt des bibliothèques, etc. » (Bonnin et Boyer, 2015, p. 125), les Learning Analytics (7) permettent la personnalisation et l’adaptation des parcours et contenus pédagogiques, la prédiction d’abandon, ou encore la constitution de tableaux de bord (ibid, p. 127-129). L’automatisation des tâches de correction peut garantir l’équité dans l’évaluation et la correction, en plus de constituer un gain de temps pour les évaluateurs (Gilles et Charlier, 2020), leur permettant de se consacrer à d'autres activités relatives à leurs missions de pédagogues. Enfin, l’Internet des Objets et les objets connectés sont susceptibles d’assurer une forme de médiation pédagogique (Bouchereau et Roxin, 2020) et d’offrir des parcours d’apprentissage diversifiés.
Dans ce contexte, nous proposons de présenter, en considérant un processus généralisé (8)de mise en dialogue humains/machines, les enjeux des pratiques éducatives qui rejoignent les pratiques numériques et réticulaires contemporaines. Ces dernières composent avec l’enchevêtrement d’algorithmes (Ertzscheid 2017), voire avec des systèmes d’intelligence artificielle, pour envisager l’éducation dans une société numérique. L’informatisation sociale présente des opportunités et des vulnérabilités, selon la dialectique poison/remède : « toute technique peut servir soit à construire, à élaborer, à élever le monde, soit à le détruire » (Stiegler, 2007, en ligne, §22). Nous faisons l’hypothèse selon laquelle les injonctions à l’innovation numérique dans le secteur de l’éducation concernent la formation aux compétences pour une préparation des citoyens à l’économie numérique.
Nous nous appuierons notamment sur une analyse de la production de manuels scolaires numériques (Petiot, 2021), et sur une étude en cours, dans le cadre d’une recherche doctorale (Petiot, 2022-25), sur les usages de dispositifs pédagogiques numériques dans l’enseignement secondaire, en particulier sur la médiatisation de la communication enseignant/élève impliquant des phénomènes de communication humain/machine pouvant être traduits en usages (Natale 2021). Il semble que la prise en considération de ces usages soit encore peu envisagée pour penser les enjeux de la personnalisation et de l’adaptation des contenus pédagogiques, de l’automatisation des évaluations, et de la médiation des savoirs. Aussi, notre étude vise à identifier les transformations dans le régime communicationnel enseignant/élève résultant de l’interaction par et avec des dispositifs numériques en milieu scolaire.
Références :
Bonnin Geoffray et Boyer Anne, 2015, « Apport des Learning Analytics », Administration & Éducation, 146(2), pp. 125-130 : https://doi.org/10.3917/admed.146.0125
Bouchereau Aymeric et Roxin Ioan, 2020, « Objets connectés : catalyseurs dans la médiation des savoirs scientifiques », Distances et médiations des savoirs, 30 : https://doi.org/10.4000/dms.5028
Ertzscheid Olivier, 2017, L’appétit des géants. Pouvoir des algorithmes, ambitions des plateformes, Caen, C&F éditions, Blogollection
Gilles Jean-Luc et Charlier Bernadette, 2020, « Dispositifs d’évaluation à distance à correction automatisée versus non automatisée : analyse comparative de deux formes emblématiques », Évaluer. Journal international de recherche en éducation et formation, Numéro Hors-série, 1, pp. 143-154
Natale Simone, 2021, « Communicating Through or Communicating with: Approaching Artificial Intelligence from a Communication and Media Studies Perspective », Communication Theory, 31(4), pp. 905-910
Petiot Aliénor, 2021, Le manuel scolaire numérique : dynamiques d’éditorialisation et enjeux pour l’industrie éducative, Mémoire de Master 2 en SIC, USPN
Petiot Aliénor, 2022-2025 [En cours], Usages et appropriation de dispositifs pédagogiques innovants : tensions, enjeux et tendances pour l’industrie de l’édition scolaire, Thèse de doctorat sous la direction de Geneviève Vidal, Convention Cifre : Hachette Éducation, LabSIC, école doctorale Érasme, USPN
Stiegler Bernard, 2007, « Questions de pharmacologie générale. Il n'y a pas de simple pharmakon », Psychotropes, 2007/3-4 (Vol. 13), pp. 27-54 : https://www.cairn.info/revue-psychotropes-2007-3-page-27.htm
Notes :
1 Expressions fondées sur des capacités à critiquer, jusqu’à critiquer la démocratie elle-même, dans un potentiel autodestructeur ; voir « l’être-ensemble démocratique » (Gauchet Marcel, 2002, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, p. 348).
2 La similitude des pratiques de communication peut renvoyer à la « conduite des conduites » selon (Foucault Michel, 1982, « Le sujet et le pouvoir », in Dits et Ecrits, tome II, Edition Quarto Gallimard, pp.1041-1062)
3 Règlement Général de Protection des Données : https://www.cnil.fr/fr/rgpd-de-quoi-parle-t-on
4 Voir : Papilloud Christian, 2014, « Andreas RECKWITZ, 2012, Die Erfindung der Kreativität. Zum Prozess gesellschaftlicher Ästhetisierung, Berlin, Suhrkamp, 408 p. », Revue européenne des sciences sociales, 2014/1 (52-1), pp. 282-285, en ligne : https://www.cairn.info/revue-europeenne-des-sciences-sociales-2014-1-page-282.htm
5 Vidal Geneviève, Gagnebien Anne, Schultze Eva-Maria et Papilloud Christian, 2017, « L’art et la manière. Artistes des arts numériques, positionnement professionnel et créativité artistique en France et en Allemagne », Communiquer, 21, en ligne : http://journals.openedition.org/communiquer/2359
6 Vidal Geneviève, 2018, La médiation numérique muséale : un renouvellement de la diffusion culturelle, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, collection Labyrinthes
7 « Les Learning Analytics – ou analyse de l’apprentissage – constituent une discipline émergente à la confluence de l’informatique, des sciences de l’éducation et des mathématiques. Leur objet d’étude est la collecte, l’analyse et l’utilisation intelligentes de données produites par l’apprenant. Si les Learning Analytics puisent leurs techniques dans plusieurs communautés, elles constituent en tant que telles un phénomène assez récent apparu avec la généralisation du numérique éducatif et la disponibilité de données massives sur l’apprentissage. » (Bonnin et Boyer, 2015, p. 125)
8 George Éric (dir.), 2019, Numérisation de la société et enjeux sociopolitiques 1 et 2, London, Iste Editions