Cette communication se propose d’interroger la notion même de dialogue homme/machine à travers le recours aux chatbots thérapeutiques dans le milieu du travail. Comme le souligne B. Munier (2014, p. 143), « On parle communément de dialogue homme/machine ou d’interaction homme/machine (IHM), sans s’étonner de cette représentation tacite de la machine comme partenaire et non plus comme objet ». Cette représentation mérite d’être questionnée plus avant, au vu de la pandémie de Covid-19 qui a généralisé l’usage des technologies de l’information afin d’offrir un soutien psychologique ponctuel ou de poursuivre un travail psychothérapeutique en cours.
Mais au-delà de ces usages cliniques, se développe toute une offre en santé mentale. Celle-ci est, accessible sur l’Internet ou sur des applications mobiles et est pilotée par l’intelligence artificielle, via un chatbot qualifié de « thérapeutique ».
Ces chatbots contribuent à la santé mentale en offrant un espace de « confession sans jugement », en étant attentifs aux informations reçues de la part de l’utilisateur et en lui procurant un soutien au travers du suivi de ses habitudes, en lui offrant des informations et recommandations (informations sur la santé, recommandation d’exercices de respiration, méditation, etc.). Ces missions accomplies par les chatbots permettent ainsi à l’utilisateur d’être davantage conscient de sa santé mentale et de pouvoir entreprendre des actions afin d’améliorer celle-ci.
Le chatbot thérapeutique est souvent mentionné comme « agent conversationnel » et n’a donc plus le statut d’objet., néanmoins, ce dernier interagit avec l’utilisateur et ce sans aucune intervention humaine.
Le marché pour ce type d’offre est en plein essor, et la santé mentale est quant à elle mentionnée comme une priorité par l’OMS depuis la crise de la Covid. Ce marché est aussi en expansion vu le manque de personnel dans le domaine de la santé mentale et la perte d’attractivité de la profession de soignant. Ainsi, l’application mobile du programme « Woebot » a, par exemple, été téléchargée au moins 50 000 fois. Son accessibilité 24 h sur 24 la rend attractive, en particulier auprès des jeunes qui représentent son public cible. Cette application a montré son efficacité dans le traitement de la dépression (auto-diagnostiquée) par rapport à un groupe sans traitement (Gaffney et al., 2019).
Les recherches en cours montrent que ce sont les problèmes de confidentialité qui sont au premier plan des préoccupations concernant ces programmes automatisés, de même que leur absence de réactivité face aux situations d’urgence (Kretzschmar et al., 2019). Et pourtant, l’utilisation de ces chatbots en entreprises devient de plus en plus courant dans le cadre d’un soutien aux managers et aux employés. Ainsi, Dans le rapport d’étude de l’application de l’IA sur le lieu de travail rédigé par Oracle (2020), certains résultats fournis par l’enquête conduite auprès de 12 347 personnes provenant de 11 pays différents valent la peine d’être soulignés même s’il est judicieux de garder à l’esprit le fait que l’entreprise elle-même fournit de tels assistants conversationnels et possède donc un intérêt à démontrer l’existence d’un marché potentiel. Mentionnons, dans un premier temps, une plus grande disposition observée de la part de la génération Z et des Millenials à se tourner vers des robots plutôt que vers des humains quand il s’agit d’obtenir un soutien mental. En effet, 84% de la génération Z et 77% des Millenials affirment se sentir plus à l’aise de se tourner vers un robot au lieu de leur supérieur pour parler de leurs problèmes de stress et/ou d’anxiété au travail.
Dès lors, se posent de nombreuses questions : en quoi l'interaction homme-machine affecte-t-elle la subjectivité ? Quid des situations collectives considérées comme problématique dans les organisations ? Quelle place pour la vulnérabilité ? en quoi l’interaction homme-machine invisibilise-t-elle certains aspects du management et en retour, que donne t ’elle à voir ? Quels apports pour la santé mentale au travail ? Au temps du bien-être à tout prix dans les organisations, le chatbot thérapeutique s'inscrit-il dans une nouvelle esthétique du soin ? Car en opérant un retour à son sens originaire d'étude de notre expérience sensible, l'esthétique semble aujourd'hui se poser comme l'un des lieux les plus adéquats pour penser nos manières d'habiter le monde, voire de le panser…
Notre terrain sera un centre d’appel au sein duquel nous avons mené une enquête quantitative auprès de 83 collaborateurs. Nous considérons que c’est là un terrain de choix, vu l’épuisement professionnel que l’on y rencontre. Ces travailleurs se retrouvent entre des clients frustrés d’une part et leurs managers sous pression d’autre part. Cette situation est exténuante et génératrice d’un contexte émotionnellement tendu pouvant engendrer anxiété, stress, ou encore burnouts.
Notre enquête s’est intéressée à estimer la prédisposition des employés à accepter les chatbots thérapeutiques dans leur travail, mais aussi aux motivations et aux freins de cette nouvelle pratique dans les organisations. Elle montrera aussi l’urgence d’une réflexion sur la place de l’art et notamment celle de l’esthétique du soin, qui va au-delà de la « user expérience » du design des applications.
Bibliographie provisoire :
Chevalier, F. (2022). Ai in HR: How is it really used and what are the risks? HEC Paris. Récupéré le 18 février 2022 de https://www.hec.edu/en/knowledge/articles/ai-hr-how-it-really-used-and-what-are-risks
Education4Sight. (2021). 5 Reasons to use AI for your HR strategy. Récupéré le 4 février 2022 de https://education4sight.com/5-reasons-to-use-ai-for-your-hr-strategy/
Gaffney H., Mansell W., Tai S. Conversational Agents in theTreatment of Mental Health Problems : Mixed-Method Systematic Review. JMIR Ment Health 2019 ;6(10)
Fleury, C., Fenoglio, A., (2022), Ce qui ne peut être volé, Chartre du Verstohlen, Tracts Gallimard.
Gemptel, E. (2021). Comment l’intelligence artificielle développe-t-elle le bien-être au travail ? Récupéré le 6 février 2022 de https://www.isirh.fr/comment-lintelligence-artificielle-developpe-t-elle-le-bien-etre-au-travail/#:~:text=L'intelligence%20artificielle%20a%20pour,et%20donc%20moins%20de%20stress.&text=Ensuite%2C%20l'intelligence%20artificielle%20aide,le%20bien%2D%C3%AAtre%20au%20travail
Kretzschmar K., Tyroll H., Pavarini G., Manzini A., Singh I. et al. Can Your Phone Be Your Therapist ? Young People’s Ethical Perspectives on the Use of Fully Automated Conversational Agents (Chatbots). Mental Health Support Biomedical Informatics Insights 2019 ; 11 : 1–9.
Oracle. (2020). Mental Health at Work requires attention, nuance and swift action. Ressources internes.