Les écosystèmes numériques engendrent des pratiques en perpétuelle mutation, d’autant plus qu’ils sont eux-mêmes en perpétuelle mutation. La machine, quelle qu’elle soit, permet, impose à l’humain un positionnement médié, voire multimédiaté (Lamizet, 2015). Ces écosystèmes entrent en résonnance entre eux, et avec les pratiques humaines de leurs usages, créant de « nouvelles formes d’espaces publics, en particulier restructurés par les différentes modalités de l’interactivité et de la mémoire » (op. cit. : 7). Cette interaction permanente entre l’écosystème numérique et l’humain amène la construction de communautés. Sur les réseaux sociaux, on peut observer que ces modalités d’interactions sont basées sur les notions de catégorisations et de mimésis (la catégorisation permet au cerveau l’identification, la mimésis la représentation), dans un processus de compréhension de la création commune. Dans le cas qui nous intéresse, ce sont les publications de chats sur les réseaux sociaux que sont Twitter, Instagram et TikTok que nous analysons, chaque publication médiée étant un facteur d’expression de l’intimité, prenant forme d’extimité et alimentant la reconnaissance d’un bagage commun, faisant communauté.
Les frontières entre les genres, les chats (numériques ou non), les humains sont mouvantes, et la monstration de soi via une expression de l’ethos est en perpétuelle construction.
C’est donc par l’intermédiaire de publications hybrides (chat/humain) que nous interrogerons ces concepts d’un écosystème numérique ou l’humain interagit avec lui-même dans un dialogos créatif, mais également avec les autres et l’environnement technique qu’est le réseau social.
L’objectif de cette recherche consiste à penser les réappropriations de l’image du chat à l’époque contemporaine des écosystèmes numériques en mutation et du web participatif, dans une modalité circulante. Depuis des siècles, le chat alimente la littérature, la musique, les arts visuels, etc. et il est à l’heure numérique un symbole de la culture populaire. Au sein des communautés numériques, les représentations sociales du chat ne cessent de se réinventer grâce aux dynamiques d’interaction et aux innovations technologiques. Quels imaginaires sociodiscursifs sont-ils actuellement construits autour du chat sur les réseaux socionumériques ? Quels rôles la culture participative joue-t-elle dans la transformation de la représentation du chat ?
Le chat remixé n’est plus un simple animal domestique. Il incarne une pluralité d’imaginaires, sans cesse transformés, réinventés. Ce post-chat numérique est l’esprit même de la culture du partage. Les représentations de chats aux yeux expressifs ou aux pattes transformé(e)s envahissent le web. Le chat 2.0 constitue un moyen de transcender notre quotidien, à l’aide de la fiction notamment. Le chat s’adapte et prend toutes les formes, il est également duel, par exemple dans le domaine des Cryptokitties (une œuvre artistique également cryptomonnaie soumise à la blockchain, dépendante d’un « algorithme générique »), les plateformes d’achats de mèmes de chats ou la mobilisation des représentations de chats sur les réseaux sociaux pour se faire voir, dans l’esprit d’une idée de monstration prenant en compte la valeur participative des publications de chat. Nous parlerons également de la valeur du mème comme d’une icône culturelle, le mème cat étant particulièrement présent sur les réseaux, du fait qu’il a une valeur interprétative particulière.
Selon le principe d’extimité, le chat permet de parler de soi de manière publique, et cela s’opère souvent grâce à la personnification. Les mèmes de chats figurent de plus parmi les plus repris du web (Nyan cat, Grumpy cat, Angry cat, Long cat, Crying cat, etc.) et sont loin d’épuiser la créativité des internautes (notamment grâce aux nouveaux filtres et formats permis par les plateformes). Le post-chat fait enfin plus largement partie de la culture remix. Le chat remplace le T-Rex dans la scène culte de Jurassic Park (@OwlKitty). Le miaulement du chat est une source d’inspiration pour transformer des œuvres musicales issues de la pop culture (exemple du compte professionnel @TheKiffness).
Le post-chat remixé est considéré comme un véritable objet culturel co-construit dans un processus de création commune. Que ce soit à travers des réinvestissements artistiques ou des expériences photo/vidéoludiques (amateures ou professionnelles), le chat est un ingrédient d’amusement collectif. Et plus qu’un simple déclencheur de LOL, il est un indicateur de l’évolution de nos pratiques sociodiscursives et d’expression personnelle. Le chat investit une pluralité d’espaces socionumériques et (re-)construit nos imaginaires contemporains, d’où l’intérêt de développer au sein des Cultural studies, une véritable Cat culture study.
Dans ces écosystèmes le chat devient un moyen de dire autre chose ou de dire autrement, il permet de transcender le quotidien et de parler de soi de manière personnifiée. Le chat est aussi un euphémisme permettant de parler d’une situation difficile (comme dans les épisodes successifs vécus lors du confinement/re-confinement) et il peut se mettre au service d’un projet argumentatif, en jouant sur l’aspect émotionnel (le gentil petit chat permet d’ironiser sur le méfait d’une décision politique). Le chat joue de plus un rôle essentiel au sein du Web social, pensé en tant qu’espace de socialisation permettant aux utilisateurs de produire continuellement de contenus. Le chat est inscrit dans un important processus de circulation des discours. Les internautes qui publient en ajoutant un chat inscrivent implicitement la réaction possible de la communauté (par réplication : partager, commenter, aimer ; ou par variation : publier ou détourner à son tour, comme pour les mèmes). Avec le #ChatMignon, une réflexion sur la transformation de nos échanges s’impose en interrogeant la notion de « culture de la convergence ».
Ce sont ces nouvelles manières de créer, ces pratiques hybrides de positionnement individuel, d’extimité/intimité que nous souhaitons mettre au jour, cet acte conversationnel propice aux échanges de la posture intime à vocation d’extimité ; c’est la volonté du dialogue que nous analysons, ce dialogos qui apparait en filigrane, entre ethos et logos.
Dans la double dynamique des travaux portant sur l’analyse du discours numérique et la culture participative numérique (bibliographie indicative ci-dessous), l’objectif de cette communication consiste à analyser les différentes relations tissées entre l’homme, son chat et l’art sur les réseaux socionumériques : elle souhaite mettre en évidence le dialogos créatif entre pop art et désir d’extimité, ce qui rejoint la problématique de la prochaine édition du congrès EUTIC 2022. Comment le numérique est utilisé par l’Homme pour s’exprimer ? Et particulièrement, comment s’exprime-t-il artistiquement à travers l’image de son chat ?
D’un point de vue méthodologique, la proposition de communication s’intègre dans un projet de recherche portant sur les chats en général sur les réseaux socionumériques, et sur ce qu’ils portent qui va bien souvent au-delà de l’image même du chat (messages politiques, sanitaires, sociétaux…). Un corpus de 4 000 publications a été construit à partir de Twitter, Instagram et TikTok à des fins comparatives, mettant en lien la sémiotique de l’image mais également l’analyse de discours avec l’étude de l’ethos, l’inscription de soi dans le corpus. Pour ce colloque, nous nous concentrons uniquement sur la problématique des du pop art numérique et de la construction de l’ethos (GIF, dessins, peintures, photographies, photomontages, mèmes, remix, etc. ; cf. exemples ci-dessous).
Indications bibliographiques
Références sur la culture numérique et la culture populaire
Bourdaa Mélanie, 2021, Les fans. Publics actifs et engagés, Caen, C&F Éditions.
Cardon Dominique, 2019, Culture numérique, Paris, Presses de Sciences Po.
Catoir-Brisson Marie-Julie, 2013, « De l’œuvre d’art numérisée à l’image numérique circulante », Interfaces numériques, 2(2). https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.1859
Gomez-Mejia Gustavo, 2016, Les fabriques de soi, Identité et industrie sur le web, Paris, Mkf Éditions.
Jenkins Henry, 2013, trad. [2006], La Culture de la convergence : des médias au transmédia, Paris, Armand Colin.
Lamizet Bernard, « Nouveaux espaces publics », Communiquer, 13 | 2015, 15-31.
Tisseron Serge, 2011, « Intimité et extimité », Communications, 88, pp. 83-91. DOI : https://doi.org/10.3406/comm.2011.2588.
Références en analyse du discours numérique
Amossy Ruth, 2010, La présentation de soi. Ethos et identité verbale, Paris, Presses universitaires de France.
Bigey Magali et Simon Justine, 2022, « Sensitivity to fake-news : reception analysis with NooJ », dans Bigey M., Richeton A., Silberztein M. et Thomas I. (dirs), Formalizing Natural Languages : Applications to Natural Language Processing and Digital Humanities, Springer’s CCIS series, pp. 87-100.
Saemmer Alexandra, 2015, Rhétorique du texte numérique : figures de la lecture, anticipations de pratiques, Villeurbanne, Presses de l’Enssib.
Simon Justine, (dir.), 2018, Le discours hypertextualisé : espace énonciatifs mosaïques, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté.