Le Cyborg Manifesto de Donna Haraway, en effaçant toutes les barrières entre l'homme et la machine, a ouvert les portes à l’espoir d’un dépassement des différences de genre dans tout domaine, y compris celui des représentations. Depuis sa publication en 1984, plusieurs artistes ne cessent pas de saisir les potentialités du mélange entre art, féminisme et technologie pour atteindre enfin la suppression des frontières homme-femme, avec, pour objectif, la mise en discussion de l’hégémonie et l’abolition de l’« hyperfétichisation du gène ». (Haraway, Goodeve, 1999). Notre contribution, à la croisée entre science de l’art, sociologie et technologie de la communication, s’attachera à explorer certaines créations artistiques faisant recours aux nouvelles technologies, et, en particulier, aux I.A. et aux chatbots. L’objectif est d’éclaircir ces nouveaux outils de rapprochement entre l’Homme et la machine. Répondent-ils aux attentes harawayennes d’un dépassement du genre par le biais de la technologie ?
Né au sein du milieu de l’entreprise, pour mieux répondre aux besoins des travailleurs ainsi que des consommateurs, un chatbot - ou agent conversationnel-, « une machine qui, à travers des échanges écrits ou oraux, interagit avec son utilisateur en langage nature ». (CNPEN, Comité national pilote d’éthique du numérique), a fait incursion, depuis quelques années, dans les arts en tant que sujet et médium des représentations.
Quels sont les éléments qui sont prétendus effacer, dans les différentes utilisations artistiques des algorithmes, le déterminisme technologique encore et souvent évoqué par le milieu féministe ? Par quels moyens cette opération de dégenrisation se joue-t-elle ? Relève-t-elle de l’iconographie, voire de la typologie de la représentation de la corporéité et de ses composants de genre ? Ou, faudrait-il la chercher plutôt, au-delà de la pure représentation, dans les médiums utilisés dans les dispositifs qui régissent les modalités d’interaction avec les publics à travers le langage, la tactilité, la connexion, la réutilisation de données, et qui rendent les chatbots des objets de plus en plus omnicanaux ?
L’étude de ces œuvres artistiques nous permettra ainsi d’analyser la thématique du rapport entre genre et technologie sous le double angle de la « féminisation » de certains domaines tels que l’informatique, la robotique, l’intelligence artificielle, jadis considérés comme monopole « patriarcale », (Wajcman, 2013) et de la représentation de la nouvelle corporéité post-moderne, souvent à la frontière entre les genres (Molinet, 2006).
Dans un premier temps, nous étudierons certaines créations dotées de programmes conversationnels - tels l’ORLANoïde ou l’Agent Ruby de l'artiste américaine Lynn Hershman Leeson - auxquels les artistes, loin de nous proposer une esthétique agenrée, soit une représentation dépourvue de tout élément connotatif du sexe, prêtent leurs traits et leurs apparences ainsi que leurs voix féminines, ouvrant cette caractérisation « sexuée » à toute sorte de possibilités de discours social et politique.
Deuxièmement, nous explorerons l’IAgotchi de l’artiste espagnole Rocio Berenguer, un chatbot artistique et culturel, qui « apprend de ce qu’on lui donne à manger : nos mots ». L’exemple de cet agent conversationnel « philosophe », qui relève de l’imaginaire science fictionnel enfantin du Tamagotchi, présentant des traits anthropomorphiques, basiques comme des yeux et une bouche, nous semble demeurer un exemple de « personnage artificiel » chimérique et fantasque, désormais dépourvu de toute allusion de genre.
Pour conclure, nous utiliserons un dernier exemple, telle la voix Q, pour montrer un cas extrême d’opération d’effacement total des composants corporels et vocaux du genre. Première voix artificielle totalement agenrée qui, sûrement pensée pour une future « utilisation » d’agent conversationnel, se présente, pour l’instant, dans les intentions de ses créateurs - activistes et linguistes – comme « un projet ‘créatif’ qui a, avant tout, pour vocation de questionner les pratiques actuelles, dans le but d'abolir les discriminations de genre dans le monde numérique ».
